Le
dîner du Bon Bock est remarquable par sa longévité. Il s'est tenu
pendant plus de cinquante ans à partir de 1875. Il rassemblait des
poètes, des musiciens, des chansonniers, des peintres qui se
réunissaient le deuxième mardi de chaque mois. Il s'interrompait
seulement pendant les mois d'été. Il fut suspendu pendant la guerre
1914-18 et reprit ensuite à un rythme bimestriel.
Il
avait commencé peu après la fin d'un autre dîner célèbre, celui
des Vilains Bonshommes, qui avait débuté en 1866 mais avait été
interrompu après un dernier dîner, réduit à un simple punch,
pendant le Siège de Paris1.
Il avait repris en septembre 1871, avec la présence de Verlaine et
Rimbaud, et s'était prolongé en 1873 sous le nom de dîner des
Sansonnets (ou Cent sonnets)2.
Il
n'y a pas de filiation entre ce dîner et celui du Bon Bock fondé
peu après, mais on retrouve bien sûr des convives qui ont participé
aux deux dîners : André Gill, Albert Mérat, Étienne Carjat,
Charles Monselet, Léon Cladel, Paul Arène, Auguste Creissels,...
L'origine
du dîner du Bon Bock a souvent fait l'objet de confusions. Il fut
fondé par le graveur Émile Bellot, qui avait servi de modèle pour
le tableau Le Bon Bock (1873), et certains ont voulu y voir un
rassemblement d'admirateurs de Manet. Pour d'autres, le tableau
représentait un « bon patriote d'Alsace »3
et faisait allusion à la perte de l'Alsace-Lorraine en 1870 ;
le dîner aurait été créé dans le même esprit.
Le Bon Bock, Édouard Manet, 1873 |
Mais
Bellot n'était pas alsacien4
et l'histoire du début de ce dîner est très différente. Elle a
été racontée par Bellot lui-même dans un premier album publié en
18765.
Cet album, où sont reproduits des poèmes, chansons et billets
autographes des participants, fut tiré à deux cents exemplaires non
mis dans le commerce. Il est aujourd'hui absent des bibliothèques
publiques mais j'ai retrouvé un exemplaire.
Album du Bon Bock, 1876 |
Voici
le récit des débuts du dîner :
« Au
mois de février 1875, l'ami Cottin vint me trouver et me dit :
" J'ai découvert un poète et tragédien d'un immense talent et
qui interprète d'une façon merveilleuse les poësies du
Grand Victor Hugo ! C'est Monsieur Gambini. Je lui ai promis de le
faire entendre par un auditoire d'artistes et de gens de lettres. Je
compte sur vous qui avez beaucoup de relations pour lui tenir ma
promesse. "
J'acceptai
volontiers. Je réunis environ 25 amis et connaissances dans un dîner
pique nique qui eut lieu chez Kraautemer. Nous entendîmes Mr Gambini
d'abord puis nos amis Étienne Carjat, J. Gros, Adrien Dézamy, etc.
Ces
messieurs complétèrent si brillamment notre soirée qu'il fut
décidé à l'unanimité qu'on recommencerait chaque mois un dîner
analogue. A ce dîner seraient conviés poëtes, musiciens, hommes de
lettres, chanteurs. Je fus chargé de l'organisation de cette petite
fête et comme c'était le rêve de ma vie de réunir d'anciens
camarades, je n'eus garde de refuser et je poursuivis cette bonne
idée. Cottin et René Tener voulurent bien m'aider dans cette
joyeuse tâche et surtout mon vieil ami Carjat. Le mois de mars
suivant commença notre 1er dîner mensuel ! Je préférai
ce titre à tout autre parce qu'il n'engageait à rien. Mais
en-dehors de moi et en considération du tableau qu'Édouard Manet a
fait d'après moi (le bon Bock) ce titre prévalut et fut consacré
par une Revue que Charles
Vincent composa et chanta au dîner de septembre 75. Cette Revue
du Bon Bock eut un immense
succès, de là la dénomination actuelle de nos dîners.
(…).
D'un commun accord nous évitons les discussions politiques qui
entraînent souvent la désunion.
Merci
donc à vous tous, mes joyeux compagnons, merci de votre concours
pour avoir réalisé à nos agapes la rayonnante devise
Républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité ! Et que
cet album, auquel chacun de nous a participé, nous rappelle à
l'avenir quand nous en feuilletterons les pages que le gai savoir
tenait encore sa place dans un coin du Grand Paris pendant nos luttes
politiques de 1876. »
C'est
donc après près d'un an d'existence et contre l'avis de son
fondateur, que le dîner du Bon Bock prit ce nom. La Revue du Bon
Bock évoquée par Bellot était une chanson dont le texte est
publié dans ce premier album. On y trouve aussi un billet autographe
de Manet annonçant sa participation.
Album du Bon Bock, 1876 |
Quant
à Leone Gambini qui est à l'origine du premier dîner, on apprendra
plus tard qu'il s'appelait en réalité Léon Gambin.
Au
cours des premières années, le nombre des convives augmenta
rapidement et il fallut plusieurs fois changer de restaurant pour des
salles toujours plus grandes.
Le
premier était en fait un pique-nique chez Krauteimer, un marchand de
vin du boulevard Rochechouart. Dès le troisième dîner, il y avait
une soixantaine de participants6
et l'on se rendit au restaurant le Grand Turc, 12 boulevard Ornano
(actuel boulevard Barbès). Peu après, en juillet 1875, on se
retrouva chez Matte7,
un restaurant attenant à la salle du célèbre bal de la Boule
Noire. Quatre ans plus tard, le dîner rassemblait plus d'une
centaine de personnes et dut se déplacer à nouveau aux Vendanges de
Bourgogne, rue de Jessaint. Il y restera pendant près de dix ans
avant de s'installer chez Vantier8
jusqu'au début du vingtième siècle.
Invitation au 44ème dîner, 1878, André Gill |
Le
dîner était mensuel et fut présidé par Bellot jusqu'à sa mort
puis une présidence tournante fut instaurée. Le menu était
immuable, soupe aux choux et gigot. Après le repas, le président
agitait son grelot et prononçait un discours humoristique. Puis des
participants récitaient des vers, interprétaient des chansons ou
jouaient du piano.
Dix
ans après la fondation du dîner, en 1885, Bellot fonda un journal,
sans lien avec le dîner, intitulé : Le Bon Bock : écho
des brasseries françaises. Il se lança alors dans un vibrant
plaidoyer pour la bière made in France, contre la bière
allemande accusée de tous les maux. Le premier numéro précisait le
but du journal : « Combattre l'invasion de la bière
allemande en préconisant la consommation des bières françaises.
C'est donc une lutte mais une lutte pacifique. (…) Ce sont donc, à
défaut de balles, par les bières allemandes que nos estomacs sont
aujourd'hui visés ; puisqu'au lieu d'être naturelles et de
jouir, comme autrefois, de propriétés hygiéniques, elles subissent
la sophistication la plus criminelle. »
Dans
les numéros suivants, il dénonçait les méfaits de la bière
allemande pour la santé, notamment parce qu'elle contenait de
l'acide salicylique9.
Émile Bellot par Alfred Le Petit, 1883 |
Cette
revue hebdomadaire n'aura qu'une existence éphémère, Bellot étant
tombé malade après quelques numéros. Il est mort peu après mais
le dîner lui a survécu.
En
1925, le dîner existait toujours et on célébra le cinquantenaire,
présidé par le chansonnier Xavier Privas. A cette occasion, les
femmes furent admises pour la première fois. Il y eut quelques
articles dans la presse.
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1 Une
invitation à ce dîner, qui eut lieu dans les locaux d'Étienne
Carjat, figure dans la collection Thibault, BNF Estampes et
photographie, LI-243-4, boîte XLII.
2 Voir
la thèse de Michael Pakenham, La Renaissance littéraire et
artistique, 1996.
3 Jules
Claretie dans sa revue du Salon de 1873, cité dans The
Spirit of Montmartre, 1996.
4 Émile
Bellot était parisien. Né à Paris (6ème) le 6 janvier 1831, il
est mort le 1er février 1886 à la Maison Dubois (actuel Hôpital
Fernand-Widal) dans le 10ème arrondissement.
5 Par
la suite, deux autres albums furent publiés en 1878 et 1884.
6 Léon
Maillard, Les Menus et programmes illustrés, 1898.
7 Au
124 boulevard Rochechouart, à l'angle du boulevard et de la rue des
Martyrs.
8 Au
8 Avenue de Clichy.
9 Rappelons
que l'acide salicylique est le composant actif de l'aspirine.