Alexandre Dumas et Adah Menken
La contrefaçon
C'est en 1862 que la
photographie fut pour la première fois reconnue comme une œuvre
d'art et à ce titre protégée par le droit d'auteur. Les
photographes Mayer et Pierson,victimes de contrefaçons, obtinrent un
jugement en leur faveur.
Ils avaient fondé un atelier de
photographie sur le boulevard des Capucines à Paris. Ils s'étaient
notamment spécialisés dans les portraits de l'aristocratie, souvent
tirés sur papier salé et qui étaient ensuite aquarellés.
Mais c'est pour deux portraits
en noir et blanc qu'ils furent victimes de contrefaçons : celui du
comte de Cavour, réalisé quelques années plus tôt en 1856, retiré
avec quelques retouches par le photographe Thiébault, et celui de
Lord Palmerston contrefait par un certain Schwabbé.
Comte de Cavour, Mayer et Pierson, BNF |
Lord Palmerston, Mayer et Pierson, BNF |
Ils s'adressèrent alors à la justice pour obtenir réparation. Ils furent d'abord déboutés en première instance mais la Cour d'appel leur donna raison un peu plus tard dans un arrêt rendu le 10 avril 1862 :
« Considérant
que les dessins photographiques ne doivent pas être nécessairement
et dans tous les cas considérés comme destitués de tout caractère
artistique ni rangés au nombre des œuvres purement matérielles ;
Qu'en
effet ces dessins, quoique obtenus à l'aide de la chambre noire et
sous l'influence de la lumière, peuvent, dans une certaine mesure et
à un certain degré, être le produit de la pensée, de l'esprit, du
génie et de l'intelligence de l'opérateur ;
Que
leur perfection, indépendamment de l'habileté de la main, dépend
en grande partie, dans la reproduction des paysages, du choix du
point de vue, de la combinaison des effets de lumière et d'ombre, et
en outre, dans les portraits, de la pose du sujet, de l'agencement
des costumes et des accessoires, toutes choses abandonnées au
sentiment artistique et qui donnent à l’œuvre du photographe
l'empreinte de sa personnalité ;
Considérant
que dans l'espèce, les portraits du comte de Cavour et de lord
Palmerston, par ces divers caractères peuvent être considérés
comme des productions artistiques et qu'ils doivent jouir de la
protection accordée par la loi de 1793 aux œuvres de l'esprit ; »1
Le droit à l'image
Cinq ans plus tard, c'est le
droit à l'image qui sera reconnu au nom du respect de la vie privée.
Alexandre Dumas avait soixante-cinq ans lorsqu'il s'éprit d'une
actrice américaine, Adah Menken, qui avait la moitié de son âge.
Celle-ci jouait alors à Paris dans
une pièce de théâtre où elle apparaissait sur un cheval .
Les deux amants se rendirent
chez le photographe Liébert qui réalisa des clichés de miss Adah,
dans des tenues plus ou moins légères, seule ou dans les bras de
Dumas. L'une de ces photos sera d'ailleurs « autorisée mais
sans étalage » par la censure.
A l'époque, il était d'usage
que lorsqu'un photographe réalisait des photos d'une personnalité,
il pouvait ne pas les faire payer et remettait gratuitement ces
photos au modèle, dont des portraits-cartes en grand nombre.
En contrepartie, le photographe
pouvait vendre les portraits-cartes au public. C'était le cas pour
ces photos que Liébert avait mis en vente et qui ont commencé à
circuler dans le Tout-Paris, créant le scandale.
« (…). Verlaine a, de
plus, publié divers triolets et quatrains satiriques, comme
l’épigramme sur la photographie représentant Alexandre Dumas, en
manches de chemises, tenant Miss Ada Menken, la belle écuyère des
Pirates de la Savane2,
sur ses genoux, dans une pose très suggestive :
Alexandre Dumas se ravisa peu
après et intenta un procès au photographe pour faire interdire la
vente de ces photos. Il fut débouté en première instance :
« Attendu qu'il est
constant que c'est sur la demande de Liébert et Cie que Dumas est
allé dans leur atelier, et qu'il y a posé soit seul, soit avec Adah
Menken, pour la composition de clichés dont il savait que les
épreuves devaient être vendues et publiées par les défendeurs ;
que ces derniers n'ont reçu de lui aucune rémunération pour
travail et leurs déboursés, et qu'au contraire, ils lui ont remis
gratuitement, sur sa demande, un certain nombre d'épreuves, pour
prix du droit qu'il leur abandonnait de vendre au public des épreuves
semblables ; (…)
Déclare Alexandre Dumas père
mal fondé en sa demande, l'en déboute et le condamne aux dépens. »
Il fit appel de ce jugement et
proposa alors de racheter les clichés.
Par jugement du 25 mai 1867, la
Cour d'appel lui donna raison, se référant à l'usage quant au
paiement des photos et interdisant la vente au public.
« La Cour
Considérant que par une
convention tacite qui naissait des faits intervenus entre les
parties, Liébert a dû se croire autorisé à publier les
photographies dont il s'agit dans la cause, à charge par lui de ne
point réclamer à Alexandre Dumas le prix des exemplaires qu'il lui
avait livrés;
Considérant que, cette
concession résultait pour lui d'un usage établi dans le commerce de
la photographie ; mais que cet usage même veut, dans ce cas, que la
publication et la vente cessent lorsque celui qui les a autorisées
par son silence déclare formellement retirer son autorisation et
offre le prix de la photographie ; (…)
Donne acte à Liébert de
l'offre faite par l'appelant de lui payer le prix des photographies
dont il s'agit dans la cause;
Fixe le montant de ce prix à
la somme de 100 fr.; ledit paiement étant effectué, il est dès à
présent interdit à Liébert de vendre et de publier lesdites
photographies, sous peine de tous dommages-intérêts;
Dit que les clichés seront
remis à Alexandre Dumas; »4
L'usage était ainsi conforté
par la jurisprudence et chacun pouvait désormais s'opposer à la
diffusion publique de son image.
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1 Louis
Pierson, La photographie considérée comme art et comme
industrie, 1862.
2 Cette
pièce fut jouée au Théâtre de la Gaité au début de 1867.
3 Edmond
Lepelletier, Paul Verlaine, 1907.
4 Compte-rendu
d'audience dans Le Figaro du 27 mai 1867.