La
société qui deviendra plus tard L'Oréal a été fondée en 1909
par Eugène Schueller, père de Liliane Bettencourt.
Plusieurs
ouvrages ont été publiés sur le sujet. Tous racontent, à peu de
choses près, la même histoire concernant les premières années de
la société, sous la direction de Eugène Schueller : celle
d'un homme parti de rien, qui inventa une teinture pour les cheveux
et fit fortune grâce à son talent.
Ces
récits s'appuient principalement sur les déclarations de Schueller
lui-même. Il a été amené à raconter son histoire une première
fois en 1948, dans le cadre d'un interrogatoire par le juge Gagne
lorsqu'il fut inculpé pour « Atteinte à la sûreté
extérieure de l'Etat »1,
accusé de collaboration avec l'occupant allemand pendant la Seconde
guerre mondiale2.
Il fut finalement relaxé.
Puis
à nouveau en 1954, lorsqu'il donna une interview au journaliste
Merry Bromberger3.
Eugène
Schueller
Il
est né le 20 mars 1881 à Paris. Ses parents tenaient alors une
pâtisserie, rue du Cherche-Midi. Vers 1892, la famille a quitté
Paris pour la banlieue, à Levallois-Perret, où les parents ont
repris un fonds de pâtisserie. Eugène Schueller a alors douze ans,
il va entrer au Collège Sainte-Croix de Neuilly tout proche, où il
suivra une scolarité jusqu'en seconde. Il terminera ses études
secondaires au lycée Condorcet. Il a vingt ans lorsque ses parents
reviennent à Paris et il vit chez eux, rue du Pont Louis Philippe.
Il entre alors à l'Institut de Chimie appliquée4
d'où il sortira en 1904.
Il
trouve ensuite une place de préparateur à la Sorbonne auprès de
Victor Auger, lequel le fera ensuite entrer à la Pharmacie
Centrale dont il était le Conseil, et qui n'était pas une
officine mais une usine. Il en démissionnera trois ans plus tard.
Comment
est née L'Oréal
Liliane
Bettancourt a raconté comment son père avait été amené à
s'intéresser aux teintures pour cheveux : « Mon père
avant d'entrer dans le monde des affaires était chercheur à la
Sorbonne dans le service du Professeur Auger. (...) Quand un coiffeur
est arrivé pour demander au professeur Auger s'il n'avait pas un
chimiste qui pourrait l'aider, comme personne ne répondait, mon père
s'est proposé d'y aller une ou deux fois par semaine. Un peu plus
tard, il a dit au professeur Auger : « Ecoutez, je vais
essayer de trouver quelque chose ». Et il a repris cette idée de
coloration qui avait toutes les qualités sauf une : elle ne
colorait pas ! C'est ainsi que l'affaire L'Oréal
est née. »5
La
réalité est un peu différente. A la Sorbonne, Schueller n'était
pas chercheur mais préparateur. Et ce n'était pas à la Sorbonne
que ce coiffeur s'était présenté mais à l'Institut de Chimie où
Schueller était étudiant. Il déclarait lui-même en 1948 : « Certains de mes professeurs s'étaient attachés à moi. On me
procura une place de préparateur à la Sorbonne et par ailleurs je
fus mis en rapport avec le propriétaire d'un gros salon de coiffure
qui était venu à l'Institut pour solliciter une consultation sur la
question des teintures pour cheveux. »6
Parti
de rien ?
Eugène
Schueller a démissionné de la Pharmacie centrale vers la fin
de 1907, désireux de monter sa propre affaire. Il fabrique alors ses
produits chez lui, dans son deux-pièces de la rue d'Alger, et les
vend lui-même. Il a reconnu que les débuts furent difficiles :
« En effet mon premier produit, satisfaisant au point de vue du
laboratoire, donnait de mauvais résultats pratiques et se vendait
donc très mal. » Il poursuivit ses recherches et mit au point
un nouveau produit qui lui permit de démarrer son affaire et lui
procura, selon ses propres dires, «quelques petits bénéfices»7.
Il
obtint un brevet pour cette nouvelle teinture en mars 1908. Il déposa
ensuite deux marques, six mois plus tard : L'Oréal et Société
française de teintures inoffensives.
B.O.P.I. 1908, Archives de Paris, PER1423 50 |
En
juillet 1909, il fit la connaissance d'un comptable, André Spéry,
qui venait de faire un héritage de 25 000 francs. Ils vont alors
s'associer et fonder la Société Schueller et Spéry.
Tous les ouvrages consacrés à L'Oréal expliquent que c'est cette
somme apportée par Spéry qui permit de développer l'affaire. Voici
ce qu'en disait, par exemple, Merry Bromberger, qui avait interviewé
Schueller en 1954 : « Les 25 000 francs de Spéry
permirent à Schueller de souffler, de prendre un livreur et même de
faire un peu de publicité. »
Pourtant,
il y avait bien deux associés mais aucun des auteurs ne s'est
interrogé sur l'apport de Schueller, alors qu'il déclarait lui-même
en 1948 : « Dans cette association, Spéry eut un
cinquième du capital et moi les quatre cinquièmes. »
Ce que confirme le registre des Constitutions de société
en 1909 qui indique que le
capital de cette société était de 125 000 francs.
Archives de Paris, D32U3 90 |
C'était
donc Schueller qui en avait apporté l'essentiel, soit 100 000
francs.
C'était
une somme très importante à l'époque, près de 400 000 Euros
d'aujourd'hui en tenant compte de l'inflation8.
Or Schueller n'avait pas pu économiser une telle somme. Il a précisé
plus tard que son salaire de cadre débutant à la Pharmacie
centrale était de 250 francs. Son apport représentait donc un
peu plus de trente-trois ans de ce salaire.
Les
parents Schueller ont-ils pu aider leur fils à démarrer son
affaire ? Voici ce qu'il disait d'eux lors de son procès : « Mes parents étaient de très modestes ouvriers. (…). Lorsqu'ils
se furent mariés, mes parents achetèrent un petit fonds de
pâtisserie rue du Cherche-Midi. (...) La vie était très rude et
très dure chez nous et c'est dans cette atmosphère de peine et de
travail que j'ai été élevé, avec sous les yeux l'exemple des
grands laborieux qu'étaient mes parents. » Cependant, l'année
suivante, il donne une version différente, en indiquant que ses
parents employaient des ouvriers, payés 25 fr. par mois, « couchés
et nourris »9.
Ce qu'a confirmé Bromberger en rapportant que les Schueller étaient
« un ménage de petits patrons ».
En
tout cas, lorsque Eugène Schueller se marie le 26 octobre 1909, trois mois après la
constitution de sa société, son père indique qu'il est
rentier, en guise de profession sur l'acte d'état civil. Et il
l'était probablement depuis le retour de la famille à Paris en 1901
puisque Schueller a indiqué que ses parents avaient été en
activité « entre les années 1880 et 1900 »10.
Mais
comme il n'a jamais expliqué d'où venait l'argent investi dans sa
société, on n'en connaîtra pas l'origine.
Les
premières années
Cette
nouvelle fortune lui permit d'embaucher du personnel, un seul
représentant selon lui, d'ouvrir une école de coiffure dispensant
des cours et des conseils gratuits, et de faire paraître des
publicités, notamment dans La
Coiffure de Paris dont
il
fut un des rédacteurs, revue née en octobre 1909 et qu'il achètera
un peu plus tard.
Ceci lui permit aussi de quitter son deux-pièces de la rue d'Alger pour emménager dans un quatre pièces rue du Louvre, cet appartement lui servant aussi de siège pour son entreprise.
Ceci lui permit aussi de quitter son deux-pièces de la rue d'Alger pour emménager dans un quatre pièces rue du Louvre, cet appartement lui servant aussi de siège pour son entreprise.
Son
premier produit était sans doute une innovation et fut breveté mais
ce n'est pas cette teinture qui permit à Schueller de développer
l'entreprise. A l'automne 1909, il propose déjà de nombreux
produits, qui n'étaient sans doute pas de véritables nouveautés
puisqu'il ne déposera plus aucun brevet pendant vingt ans.
La Coiffure de Paris, décembre 1909, BNF |
Dès
l'année suivante, il lance L'Oréal
Henné
qu'il présente comme un « nouveau procédé de teinture au
henné ». Ce produit apparaît alors dans sa publicité comme
le produit-phare de la marque.
Pendant
la guerre 1914-1918
La
société a cinq ans d'existence lorsque commence la Première guerre
mondiale. Schueller a souvent raconté plus tard qu'il avait été
« engagé volontaire » et s'en est servi notamment
d'argument lors de son procès en 1948 pour montrer qu'il avait
toujours été un bon patriote. Mais c'est inexact, il n'était pas
engagé volontaire. Il n'avait pas fait son service militaire ayant
été plusieurs fois « ajourné » pour des raisons de
santé, mais peu après le début de la guerre fut mise en œuvre la
politique dite de récupération, initiée par un décret du 9
septembre 1914, visant à combler les lourdes pertes des armées :
elle annulait les décisions du précédent Conseil de révision et
les réformés, les exemptés et les ajournés étaient rappelés
devant une nouvelle commission. Seuls étaient dispensés de cet
examen les engagés volontaires11.
Comme
l'indique son dossier militaire, Schueller fut alors « Classé
service armé » par la commission de réforme de la Seine en
décembre 1914.
Dossier militaire, Archives de Paris, D4R1 1118 |
Il
fera la guerre comme agent de liaison dans un régiment d'artillerie
et obtiendra la Légion d'honneur. Il sera démobilisé au début
1919. Pendant ces quatre années, selon Schueller, c'est sa femme qui
a dirigé la société et, à la fin de la guerre, l'entreprise était
florissante.
1923-29
En
mai 1923, un décret impose d'apposer désormais sur tous les
emballages des teintures pour cheveux la mention « Dangereux ».
Schueller va alors publier une plaquette intitulée Innocuité des
teintures pour cheveux, non datée mais qu'on peut situer d'après
le contenu en cette même année 1923, en réponse au décret. Il
s'attache à démontrer que seule une catégorie de teinture est
dangereuse, celle à base de dérivés de l'aniline. Il s'agit
principalement du paraphénylènediamine, que les coiffeurs
appelaient «la para» et dont Schueller souligne les dangers,
lui-même ne l'utilisant pas et se targuant de ne vendre que des
teintures inoffensives. Il se prononce pour l'interdiction de ces
« produits toxiques ». Il produit aussi une expertise de
son Henné L'Oréal qui conclut à sa complète innocuité.
Malgré tout, il se conformera bien sûr à la loi.
Cinq
ans plus tard, en 1928, il dépose un brevet pour un nouveau produit
baptisé Immedia à base de ... paraphénylènediamine. Il publie
alors une Contribution à l'étude des teintures capillaires à
base de paraphénylènediamine où il explique que ces teintures
d'application rapide donnent « immédiatement » le
meilleur résultat. Il conclut que L'Oréal « après avoir
mené une campagne active et efficace contre les teintures de ce
genre, se trouve obligé de mettre sur le marché des teintures à
base de dérivés de l'aniline, du groupe de la paraphénylènediamine,
ce sont les teintures Immedia (…). »12
Il
devra faire face à au moins deux procès dans les années suivantes.
Il fut mis hors de cause pour l'un et condamné pour l'autre.
Quoi qu'il en soit, la société deviendra en 1936 la Société Française de Teintures Inoffensives. Elle prendra officiellement le nom
de L'Oréal en 1939.
__________________________________________
1 Archives nationales, Z/6NL/498, Dossier 11 108.
2
Voir à ce sujet : Ian Hamel, Les Bettencourt, derniers secrets, 2013 et le blog de Annie Lacroix-Riz.
3
Merry Bromberger, Comment ils ont fait fortune,
1954.
4
L'Institut de Chimie appliquée deviendra plus tard l’École
supérieure de chimie de Paris.
5
Égoïste n° 10, 1987.
6
Archives nationales, Z/6NL/498, Dossier 11 108.
7
Ibid.
8
Selon le Calculateur d'inflation.
9
Eugène Schueller, Vers une économie proportionnelle, 1949,
p 6.
10
Ibid.
11
Philippe Boulanger, La France devant la conscription, 1914-1922,
Commission d'Histoire militaire, 2000.
12
Cité par Jacques Marseille, L'Oréal : 1909-2009,
Perrin, 2009.
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