jeudi 2 octobre 2014

Les portraits de Rimbaud par Carjat

     

     On connaît deux photos de Rimbaud que l'on doit au photographe Étienne Carjat. Sur l’une d’elle, probablement la première dans le temps, il a le visage d’un enfant de quatorze ans, tandis que sur la seconde, la plus connue, il semble avoir dix-sept ou dix-huit ans. Les appellations désormais traditionnelles de « première » et « seconde » photos Carjat sont justifiées dans l’ordre chronologique par l’apparence de Rimbaud sur ces deux photos. On connaissait jusqu'à présent deux exemplaires de la Carjat1 au format « carte de visite » monté sur des cartons à l'enseigne de Carjat, ainsi qu'un positif sur verre où l'image est inversée. Par contre, on ne connaît aucun exemplaire d'origine de la Carjat2, les nombreuses versions en circulation étant des contretypes ultérieurs, c'est-à-dire des photos d'une photo originale, datant au plus tôt du début du XXème siècle.
      Jacques Desse a présenté récemment dans le numéro 57 de la revue Histoires littéraires1 deux exemplaires de ces photos qui ont été retrouvées dans les papiers de Paul Claudel.
     La première de ces photos est un exemplaire de la Carjat1 dont le carton a visiblement été découpé, probablement pour entrer dans un cadre plus petit, car son format est inhabituel et le nom de Carjat n'apparaît pas sur le recto. Le dos du carton confirme ce découpage. A propos de cette photo, Desse fait état de recherches récentes (lesquelles ?) qui permettraient d'affirmer qu'elle a été prise le même jour que la Carjat2. Il reconnait pourtant que Rimbaud apparaît "sensiblement plus jeune" sur la première que sur la deuxième. C'est le moins qu'on puisse dire, et c'est pourquoi il est peu probable que les deux photos datent du même jour.

Ancienne collection Guérin

     L'autre photo présentée est la Carjat2, en fait une petite photo d'une photo originale où l'on distingue le nom de Carjat au bas du carton pour la première fois. Elle est identique à un autre contretype connu, monté celui-là sur un carton anonyme et au format "carte de visite", que Paul Claudel avait collé dans son journal à la date du 28 février 1912. Cette photo lui avait été donnée par Berrichon, mari de la sœur de Rimbaud.
      Dans cet article, l'auteur tente une explication sur un certain flou et un manque de contraste de cette photo, qui tiendraient à l'état de la technique à l'époque. Il précise dans une note : " Carjat travaillait avec des négatifs de grand formats. Pour pouvoir réduire le portrait aux dimensions d'un portrait carte de visite, il n'existait alors qu'un seul moyen : le rephotographier, sur une petite plaque (je remercie M. Thomas Cazentre, conservateur de la photographie du XIXè à la BNF, pour cette information capitale pour l'étude des portraits faits par Carjat, Nadar et autres grands portraitistes de leur siècle). Les photographies Carjat au format carte de visite sont donc, dès l'origine, des contretypes, ce qui explique leur aspect peu contrasté, voire évanescent, et le fait qu'ils aient souvent fait l'objet de retouches à l'encre ou au crayon pour rehausser des zones trop claires. (...)."
      Malheureusement, cette « information capitale » sur laquelle repose son explication et qui lui aurait été communiquée, selon lui, par le responsable des photos de la Bibliothèque nationale, est inexacte et en conséquence, l'explication ne tient pas. A l'époque, on ne faisait pas les petites photos à partir des grandes. On pouvait réaliser directement des photos de différentes dimensions mais les petites, au format « carte de visite », étaient les plus répandues parce qu'elles étaient les moins coûteuses. Et pour le très grand format, il était préférable d'agrandir de petites photos, les agrandissements étant bien maîtrisés dès 18602. Voici ce qu'en disait un photographe de l'époque, Van Monckhoven, auteur d'un Traité de photographie dont il publia sept éditions entre 1856 et 1880 : " Il est aisé, en photographie, de produire des négatifs extrêmement parfaits (optiquement parlant) de petite dimension, tandis qu'il est fort difficile, sinon impossible, de produire des épreuves de très grandes dimensions dont tous les plans soient nets. Il est, par exemple, impossible, avec nos objectifs, d'obtenir un buste de grandeur naturelle.
Mais il est facile de tourner la difficulté en produisant d'abord un petit négatif que l'on amplifie alors à la grandeur nature. L'image ainsi obtenue est d'une rare perfection, si l'on se sert d'instruments convenables.
Les agrandissements ont donc pour objet la transformation de très petites images nécessairement parfaites en images de grande dimension que l'on ne saurait produire directement."3
       Mais c'est surtout pour des raisons économiques que les petits formats étaient les plus courants. Un retour en arrière s'impose concernant l'état de la technique photographique à l'époque.
      En 1871, le procédé pour obtenir une photographie est encore complexe et exige de nombreuses manipulations. Les négatifs sont d’abord formés sur des plaques de verre, préparées préalablement. Ces plaques sont nettoyées et polies, puis enduites de collodion. La plaque est ensuite immergée dans une solution aqueuse de nitrate d’argent puis, ainsi sensibilisée, elle est placée, encore humide, dans le châssis d'un appareil photographique. La photo sera prise avec un temps de pose de 1 à 30 secondes, qui dépend de l'éclairage, de l'objectif et du diaphragme utilisés. Par exemple pour les portraits, le photographe Legros indiquait que 3 à 5 secondes suffisaient dans la pièce vitrée de l'atelier d'un photographe par temps clair et 15 à 30 secondes par temps sombre.4
     La plaque doit ensuite subir de nouveaux traitements avec un révélateur et un fixateur pour obtenir enfin le négatif. Avec ce négatif sur verre, on peut alors tirer des positifs sur papier albuminé.
     Les épreuves ainsi obtenues sont de toutes dimensions, le plus courant étant le format « carte de visite » : une photo 9 x 5,5 cm, collée sur un carton 10,5 x 6,3 cm environ.
Ces photos, aussi appelées "portraits-cartes" s'étaient répandues à partir de 1854, lorsque le photographe Disdéri avait réussi, le premier, à les produire à bas coût. Il avait inventé un appareil à quatre objectifs avec lequel on pouvait obtenir quatre photos de petit format, identiques ou différentes, sur la même plaque. En utilisant aussi avec cet appareil un châssis coulissant de gauche à droite, on pouvait obtenir huit portraits sur une même plaque.5 Il suffisait de prendre deux photos successives, chacune impressionnant la moitié de la plaque. Ce procédé avait permis d’abaisser les coûts, en réduisant les manipulations nécessaires à une seule plaque pour obtenir plusieurs photos.6 Disdéri pouvait alors vendre une douzaine de ces portraits pour un prix inférieur à un portrait grand format. De même, en 1862, le célèbre photographe Pierre Petit vendait 15 francs la douzaine de portraits-cartes et 70 francs la centaine, tandis que le portrait traditionnel était vendu 25 à 150 francs selon le format.7

Disdéri. Docteur Ricord / BNF

Disdéri. Homme non identifié / BNF
     Un perfectionnement fut apporté par la société Hermagis en 1860 pour des appareils à quatre objectifs, en utilisant une chambre noire divisée en quatre compartiments.8 Mais en raison notamment du coût élevé de ces objectifs, on utilisait aussi à la même époque des appareils à deux objectifs pour obtenir quatre vues ou bien un seul objectif mais avec un châssis coulissant horizontalement et verticalement pour avoir quatre poses différentes. Au début des années 1870, selon Van Manckhoven, ces appareils multi-objectifs ont été progressivement abandonnés et on utilisait principalement des appareils à un seul objectif avec un châssis coulissant, permettant d'obtenir plusieurs poses différentes sur une même plaque.9
     Si ces procédés ont permis d’abaisser les coûts des portraits, ils ont aussi popularisé la photographie, chacun pouvant posséder non seulement son exemplaire mais également des exemplaires à distribuer à ses proches. Ce sont ces portraits-cartes que Carjat a surtout produit tout au long de sa carrière, aussi bien pour des inconnus que pour des personnalités. Les photos des célébrités étaient vendues au public, à une époque où il n'y avait pas d'autres moyens de diffuser leur image.
     On voit donc que le flou, le caractère "évanescent" de la Carjat2 n'est pas dû aux techniques de l'époque. Sur les reproductions que tout le monde connaît, on remarque ce flou, important par endroit, mais aussi un éclairage provenant de la gauche du modèle qui laisse largement dans l'ombre la partie droite du visage. Ces défauts sont tout à fait inhabituels sur les photos de Carjat de cette époque. Il avait alors dix ans d'expérience comme photographe professionnel et ses photos étaient toujours nettes et les visages bien éclairés. L'explication tient au fait que les contretypes ont sans doute été réalisés à partir d'un original altéré et que, de plus, des retouches ont été apportées par la suite. Sur la photo conservée par Paul Claudel, ces défauts sont moins marqués et c'est probablement la plus fidèle à l'originale. Mais elle est altérée notamment par une tache sur la gauche du modèle qui rend flou le haut de l'épaule et surtout l'oreille gauche, partiellement estompée. Ce défaut se retrouve sur tous les contretypes ultérieurs, sauf bien sûr, ceux où le lobe de l'oreille a été redessiné.

Musée Rimbaud, Charleville-Mézières
 
Journal de Paul Claudel / BNF
 
La Banderole / BNF
   

    Une seule reproduction fait exception, celle figurant dans les Œuvres complètes de Arthur Rimbaud, Editions de la Banderole, 1922, où l'oreille gauche est bien visible sans que l'on puisse dire si elle a été redessinée ou non. L'exemplaire ayant servi à la reproduction avait sans doute été donné par Berrichon, qui signait la préface de cet ouvrage. C'était alors la première publication de cette photo.





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1 Histoires littéraires, n° 57, janvier à mars 2014.
2 La Lumière, année 1860.
3 Van Monckhoven, Traité de photographie, 6ème édition, 1873, p 363.
4 Legros, Le soleil de la photographie, ca 1865, p 27.
5 Boisjoly, La photo-carte, 2006, p 27.
6 Ces plaques de verre ont, pour l'essentiel, disparu mais la BNF conserve des milliers de positifs sur papier      provenant de l'atelier de Disdéri. Voir l'article de Sylvie Aubenas.
7 Lemagny et Rouillé, Histoire de la photographie, 1998, p 39.
8 La Lumière, 18 février et 10 mars 1860.
9 Van Monckhoven, Traité général de photographie, 4ème édition, 1863 et 6ème édition, 1873.




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