Ce tableau est sans doute l'un des plus connus au monde. Il est longtemps resté caché avant d'entrer au Musée d'Orsay en 1995. Son histoire est pourtant mal connue. Il n'est pas signé mais il ne fait guère de doute que l'auteur en est Gustave Courbet.
Deux
ouvrages, plusieurs fois réédités, lui ont été consacrés par
Thierry Savatier et Bernard Teyssèdre1.
Ils retracent les circonstances dans lesquelles Courbet l'a réalisé,
puis sa localisation et ses propriétaires successifs jusqu'à
l'entrée à Orsay, et tentent aussi d'identifier le modèle qui
aurait posé. Thierry Savatier, dans son livre,
a aussi ajouté le résultat de ses recherches concernant le vol du
tableau à la fin de la seconde guerre mondiale.
Cet article donne le résultat de mes propres recherches, qui ont porté seulement sur la genèse du tableau et son histoire jusqu'à sa disparition temporaire en 1868.
Sur ce point précis, les deux auteurs s'accordent sur un même scénario que l'on peut résumer de la façon suivante.
Chaque année se tenait au mois de mai le Salon où les peintres pouvaient présenter leurs toiles, préalablement sélectionnées par un jury. En 1866, Courbet présente deux tableaux au Salon : la Remise de chevreuils2 et la Femme au perroquet. Un certain Lepel-Cointet, agent de change, achète alors la Remise de chevreuils.
Cet article donne le résultat de mes propres recherches, qui ont porté seulement sur la genèse du tableau et son histoire jusqu'à sa disparition temporaire en 1868.
Sur ce point précis, les deux auteurs s'accordent sur un même scénario que l'on peut résumer de la façon suivante.
Chaque année se tenait au mois de mai le Salon où les peintres pouvaient présenter leurs toiles, préalablement sélectionnées par un jury. En 1866, Courbet présente deux tableaux au Salon : la Remise de chevreuils2 et la Femme au perroquet. Un certain Lepel-Cointet, agent de change, achète alors la Remise de chevreuils.
Gustave Courbet, La Remise de chevreuils, 1866 |
Peu après, un riche collectionneur et diplomate turc vivant à Paris, Khalil-Bey3, apprend l'existence d'un autre tableau de Courbet, Vénus et Psyché4, qui avait été refusé au Salon de 1864 pour immoralité, et était toujours en possession de Courbet. Souhaitant l'acquérir, il se rend à l'atelier du peintre mais celui-ci lui apprend que le tableau a été acheté la veille par le même Lepel-Cointet. Courbet lui propose alors de lui en faire un autre du même genre. Ce sera Les Dormeuses (aussi appelé Le Sommeil ou Paresse et Luxure) auquel sera joint, au terme d'une négociation sur le prix, un autre tableau de plus petites dimensions, L'origine du monde, qui restera caché chez Khalil-Bey jusqu'à son départ de Paris en janvier 1868. On ignore ce qu'il devint alors, il ne réapparaîtra chez un marchand parisien qu'en 1889.
Cette reconstitution s'appuie sur quelques témoignages, souvent tardifs. Bernard Teyssèdre a résumé, dans son Roman de
l'origine, les seules certitudes qu'il a sur le tableau à cette
période :
– Le tableau a été peint avant le 13 juin 1867 car
il apparaît, sous la forme allusive d'une feuille de vigne, dans la
revue Le Hanneton à cette date.
– Deux témoins, Maxime Du Camp et Ludovic Halévy,
attestent l'avoir vu chez Khalil-Bey avant 1868, leurs témoignages
étant donnés plus tard, respectivement en 1878 et 1882.
Il est néanmoins possible d'apporter certaines
précisions.
Les toiles peintes par
Courbet pour Khalil-Bey
Les deux historiens citent le
témoignage de Jules Troubat, dans un ouvrage paru en 1900, pour
décrire les circonstances dans lesquelles Khalil-Bey a passé
commande, comme on l'a vu précédemment, parce qu'il n'avait pu
acheter Vénus et Psyché déjà vendu à Lepel-Cointet. Il
est vrai que Troubat, secrétaire de l'écrivain Sainte-Beuve et ami
de Courbet, est un témoin crédible. Il avait vu cette toile dans
l'atelier du peintre et parla à Sainte-Beuve de ce "tableau de
mœurs dans la représentation lesbienne". Il raconte que c'est
lors d'un dîner chez Madame de T. [Jeanne de Tourbey] que
Sainte-Beuve, à son tour, en parla à Khalil-Bey, lequel se rendit
ensuite chez Courbet pour voir ce tableau et voulut l'acquérir :
" Khalil-Bey voulait
l'acheter tout de suite, mais la commande était déjà
vendue, 20000 F.
– Faites-m'en un pareil,
dit le prince.
– Non, je vous ferai la
suite, répondit Courbet.
Il en résulta une série
de tableaux et de tableautins qui se cachent dans quelque
musée secret
d'Europe et d'Amérique."5
Les deux auteurs considèrent que cette suite sera
constituée d'un tableau Les Dormeuses (1,35 x 2,00 m) et
d'un tableautin L'origine du monde (0,46 x 0,55 m). On
remarque immédiatement la contradiction entre cette hypothèse et le
récit de Troubat qui parlait de "tableaux et de tableautins",
au pluriel.
G. Courbet, Vénus et Psyché, 1864 |
G. Courbet, Les Dormeuses, 1866 |
Il existe pourtant un autre témoignage que j'ai trouvé dans les Souvenirs que le photographe Étienne Carjat avait publiés en 1892, donc huit ans avant Troubat, et qui décrit un autre tableau.
Il rapporte la même scène dans l'atelier de Courbet
mais avec une réponse de celui-ci à Khalil-Bey légèrement
différente :
" (...) –
Non, lui dit Courbet ; je vous ferai autre chose qui sera
mieux.
Et, en effet, il exécuta
pour le prince un véritable chef-d’œuvre. – Cette fois, les
deux amies étaient couchées, comme entrelacées, sur la batiste des
draps blancs. La blonde souriait dans son sommeil, montrant, entre
ses lèvres de grenade entr’ouvertes, l’émail neigeux de ses
petites dents ; tandis que sa compagne réveillée, admirait
d’un œil fauve et satisfait le repos de l’amie adorée. (…)
Cette toile magistrale, payée vingt mille francs par le richissime
Oriental, n’a pu être admirée clandestinement – Khalil-Bey
ayant exigé qu’elle ne fut vue par personne – que par quelques
intimes : Castagnary6
et moi dûmes employer la ruse pour pénétrer dans l’atelier du
maître. Qu'est devenue cette merveille ? Nul ne l'a jamais su. Peut-être orne-t-elle les murailles de quelque harem inconnu ? "7
Il
ne parle pas de L'origine
du monde,
peut-être
parce que Courbet ne l'avait pas signé, ou bien par simple respect
des convenances. Et le tableau qu'il décrit ressemble aux Dormeuses
mais
il présente de notables différences : la blonde n'a pas les lèvres
entr'ouvertes et sa compagne a les yeux fermés. Carjat, à qui l'on
doit les célèbres photos de Rimbaud et Baudelaire, était un ami
proche de Courbet, lequel lui avait écrit un jour : "Je
t’aime comme tu le sais, tu es mon confident d’amour, tu es mon
photographe, tu es mon biographe, tu es mon ami."8
Il
connaissait très bien l’œuvre de Courbet et n'a pas pu confondre
le tableau disparu qu'il décrit avec Les
Dormeuses.
Dix ans auparavant, Les
Dormeuses
avait
été évoqué dans le catalogue d'une exposition, catalogue rédigé
par Castagnary où il expliquait que cette toile ne pouvait pas être
montrée et indiquait que le propriétaire du tableau était "l'un
de nos plus distingués amateurs" désigné par l'initiale F...
(il s'agissait du baryton Jean-Baptiste Faure comme cela fut indiqué
plus tard par Lucien Descaves). Ce tableau était bien connu.
Il est donc probable que Courbet a peint plus de deux
tableaux pour Khalil-Bey à cette période. D'autres éléments vont
dans ce sens :
1)
Castagnary, dans une biographie de Courbet qu'il n'a pas pu terminer
avant sa mort, expliquait que Courbet n'avait commencé à placer
l'argent qu'il gagnait que lors des "grosses ventes" à
Khalil-Bey : "(...)
Ce n'est que quand il eut fait les grosses ventes à Khalil-Bey qu'il
plaça de l'argent en actions de Chemins de fer et à la banque.
Auparavant, payé peu, il ignorait le moyen de faire fructifier et,
selon la mode des paysans, mettait son argent dans un bas. (...)"9.
2) Courbet organisa une exposition de ses
tableaux en 1867 au pont de l'Alma et il demanda alors à des
collectionneurs possédant certaines de ses toiles de les lui prêter
le temps de l'exposition. Khalil-Bey refusa de prêter les siennes au
motif que cela causerait un "trop grand vide" dans son
appartement :
"Paris le 28 mai 1867
Monsieur,
J'irai
avec plaisir visiter votre exposition pour laquelle je vous remercie
de m'avoir envoyé une carte d'entrée, mais il m'est impossible de
me dessaisir de mes tableaux dont l'absence causerait un trop grand
vide dans mes appartements. J'ignore qui a pu vous dire que je
consentais à ce
déplacement
mais à coup sûr je ne vous ai jamais fait une pareille promesse.
(...)".10
Or
Khalil-Bey louait un très grand appartement, à l'angle du boulevard
des Italiens et de la rue Taitbout, et possédait une collection de
plus d'une centaine de toiles qui fut vendue l'année suivante. Il ne
figurait dans cette vente, en-dehors de L'origine
du monde et
des
Dormeuses qui
ne pouvait être montrés, que trois toiles de Courbet de petites
dimensions, ce qui était bien peu pour créer un vide dans son
appartement.
3)
Un
autre témoignage, indirect et peu précis, celui de Charles Léger,
fait état d'un autre tableau qui aurait appartenu à Khalil-Bey :
"(...)
Je me suis laissé dire qu'un vieux littérateur nommé Blanpain, qui
approcha Baudelaire, et eut quelques rapports avec Courbet, vit dans
l'atelier du peintre une grande toile représentant, disait-il, les
Femmes damnées de Baudelaire. L'une des deux femmes était
agenouillée devant son amie, étendue, les jambes écartées ; la
tribade, une main avancée, semblait vouloir cueillir le sexe comme
une rose. Le visage et le geste de cette femme exprimaient le désir,
l'adoration, le respect. D'après Blanpain, ces Femmes damnées
étaient un premier
état,
plus osé, des Dormeuses, les mêmes modèles auraient servi pour les
deux tableaux, l'une brune, l'autre blonde, et répondant bien ainsi
aux types de Baudelaire. (...)".11
C'est donc probablement un ensemble de tableaux et non
deux seulement que Courbet a peint à cette période pour Khalil-Bey,
dans le plus grand secret. Que sont-ils devenus ? On les retrouvera
peut-être un jour, à moins qu'ils n'aient définitivement disparus.
Les dates
Savatier et Teyssèdre s'appuient sur les mêmes documents pour tenter de préciser la
période où Les Dormeuses
a pu être peint, ainsi que L'origine du monde.
Ils citent un article de la Revue de Franche-Comté
du 1er août 1866 où l'auteur explique que Courbet
peint un nouveau tableau après Vénus et Psyché et que
celui-ci promet d'être aussi peu décent que le premier.
Et Courbet a envoyé une lettre à ses parents vers le 6 août où il
dit qu'il doit terminer le "tableau de Khalil-Bey". Enfin
le 2 septembre, il écrit à nouveau à ses parents et dit qu'il est
occupé à "finir les tableaux commandés". Puis, il a
quitté Paris le 27 septembre pour un séjour à Deauville d'une
quinzaine de jours.
Ils en concluent tous les deux que les deux toiles ont
été peintes entre le courant du mois de juillet et la mi-septembre.
En réalité, Courbet
avait commencé Les Dormeuses
plus tôt. On sait que Khalil-Bey s'était rendu à l'atelier de
Courbet mais qu'il n'avait pu acheter Vénus et Psyché
qui était déjà vendu à Lepel-Cointet et c'est alors que Courbet
avait proposé de lui faire "la suite". Le détail de cette
négociation est connue : Courbet a confirmé dans une correspondance
que Lepel-Cointet s'était engagé à acheter Vénus et
Psyché pour 16000 fr (bien que
les deux avaient convenu qu'ils diraient publiquement 18000 fr, somme
préalablement demandée par Courbet) et que lorsque Khalil s'était
présenté à son atelier, il avait proposé de racheter le tableau
en proposant 1000 fr de plus, soit 19000 fr. Lepel avait refusé en
demandant 25000 fr, ce que Khalil n'accepta pas.
Ce dernier a, lui aussi, relaté cette visite à
l'atelier par la suite mais sans en indiquer la date. Savatier, en
fonction de la datation qu'il propose pour les tableaux,
estime que cette visite a dû avoir lieu au début de l'été 1866.
J'ai retrouvé deux
articles parus dans la presse à l'époque qui prouvent que cette
rencontre a eu lieu plus tôt, pendant le Salon, vers la mi-mai.
Voici d'abord celui du Nain jaune
du 19 mai 1866 :
"La vogue de Courbet
va en croissant. M. Lepel-Cointet qui s'était déjà rendu acquéreur
de la Remise de chevreuils vient d'acheter au peintre
d'Ornans, moyennant 18 000 fr, le fameux tableau la Brune et la
Blonde que la susceptibilité du jury avait cru devoir exclure du
Salon de 1864.
Khalil-Bey avait désiré
posséder cette toile célèbre. Adressé au peintre par un de nos
critiques littéraires les plus illustres, le prince oriental s'était
rendu chez Courbet, bien décidé à devenir le propriétaire dudit
tableau à n'importe quel prix. Mais il était trop tard, la Brune
et la Blonde étaient vendues. Désespéré, Khalil-Bey a
commandé à M. Courbet une toile de même dimension.Arnold Mortier"
On peut y ajouter
l'article paru dans La Liberté quatre
jours plus tard, le 23 mai 1866, non signé mais probablement écrit
par Castagnary qui était un collaborateur régulier de ce journal :
"
(...) Les Chevreuils
de cette année, ont été achetés par M. Lepel-Cointet, agent de
change, 15 000 fr. Vénus et Psyché, qui
n'ont pu être exposées il y a deux ans, ont été payés 18 000 fr
par le même amateur. N'ayant pu avoir ce dernier tableau, M.
Khalil-Bey lui commanda une toile analogue pour 19000 fr. M.
Lepel-Cointet commanda en outre une toile de 10000 fr. (…) ".
Courbet
a sans doute commencé Les
Dormeuses
peu après puisqu'il s'agissait d'une commande. On a vu qu'un article
de presse paru le 1er
août évoquait un tableau qu'il était en train de peindre.
Voici la citation exacte :
" (...) Le fameux tableau des Deux
femmes nues
refusé à l'avant-dernière Exposition a été vendu par M. Courbet
à un diplomate turc. Notre peintre fait en ce moment un pendant à
ce tableau. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il est aussi peu
décent que le premier. (…) "12.
Cette revue étant
mensuelle, le texte a été écrit en juillet et le tableau semble déjà
bien avancé. Puis au début septembre dans un courrier, Coubet dit
qu'il est occupé à finir "les tableaux commandés", sans que l'on sache desquels il parle. Les tableaux commandés par Khalil, ont été peints à
partir de mai 1866, mais on ne sait pas quand il les a
terminés. L'Origine du monde, en tout cas, était terminé avant le 13 juin 1867 puisqu'il y est fait allusion à cette date dans Le Hanneton.
Courbet a-t-il livré L'origine
du monde et les
Dormeuses en même temps pour la
somme de 20 000 fr suite à une négociation ? Thierry Savatier,
reprenant cette hypothèse, tente d'expliquer que
ce prix de 20 000 fr pour Les Dormeuses était
trop élevé par rapport à d'autres toiles comparables de Courbet
vendues à la même époque, ce qui expliquerait que celui-ci ait
joint L'origine du monde pour
la même somme.
Je remarque pourtant
que Khalil avait proposé 19000 fr (chiffre repris dans l'article de
la Liberté) pour
racheter Vénus et Psyché à
Lepel-Cointet. Mais la négociation n'avait pas abouti car ce dernier
en demandait 25 000 fr, chiffre qu'il n'avait peut-être pas avancé
par hasard : à la même période, le marchand de tableau Jules
Luquet avait vendu une toile de Courbet de dimensions comparables, la
Curée13,
dont il était propriétaire, pour la somme de 25 000 fr à
l'Alston-Club de Boston. Le prix de 20 000 fr pour le seul tableau
Les Dormeuses, ou bien
celui décrit par Carjat, est
donc tout à fait plausible.
Un titre incertain
Deux témoins seulement ont décrit ce tableau vu chez
Khalil : Maxime Du Camp qui a fait une description étrange d'un
tableau représentant une femme "vue de face, émue et
convulsée" et dont le peintre avait "négligé de
représenter les pieds, les jambes, les cuisses, le ventre, les
hanches, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la
tête." Il n'en citait pas le titre.
La seule source pour ce titre est le récit de Ludovic
Halévy, Trois dîners avec Gambetta, publié tardivement par son fils en 1929 avec les notes
prises par son père. Celui-ci rapporte qu'au cours d'un dîner, en
1882, Gambetta avait raconté une scène à laquelle il avait
assisté, probablement en 1867 :
" (...) C'était chez
Khalil-Bey, là où se trouvait ce fameux tableau, le chef-d’œuvre,
paraît-il, de Courbet : L'Origine
du monde. Une femme nue, sans
pied et sans tête. (...)." Tous
les présents trouvaient le tableau admirable et Courbet aurait dit
alors : "Vous trouvez cela
beau... et vous avez raison... Oui, cela est beau... Oui cela est
très beau et tenez, Titien , Véronèse, leur
Raphaël et moi-même,
nous n'avons jamais rien fait de plus beau... "
Ce témoignage est-il fiable ? Remarquons que cette
scène est rapportée longtemps après par Gambetta, quinze ans plus
tard sa mémoire a pu le trahir. Et le témoignage est indirect,
publié plus de quarante ans après le récit de Gambetta.
En fait, cette vanité de Courbet était bien connue,
Castagnary l'évoquait dans sa biographie. L'écrivain Jules Claretie, dans La vie à Paris,
avait d'ailleurs cité quasiment les mêmes termes prêtés à
Courbet deux ans auparavant... mais c'était à propos d'un autre
tableau et d'un autre dîner !
"M. Gambetta, qui a
toujours fort goûté la peinture, lui avait acheté jadis un de ses
premiers tableaux, une étude d'homme, je crois.
Un jour, vers 1869, que
Courbet déjeunait chez le futur président, le peintre s'arrêta,
comme frappé d'admiration devant cette toile d'autrefois.
– C'est superbe ! lui dit M. Gambetta. Il n'y a pas de jour que je ne regarde cela avec passion !
Courbet eut un hochement de tête extraordinaire : – Si c'est superbe ! fit-il. Je crois bien ! C'est étonnant !
Et soulignant du geste la fin de sa phrase : – C'est-à-dire que ni Velasquez, ni Titien, ni Rembrandt – ni moi-même – personne ne pourrait refaire cela ! ".14
Et des propos similaires étaient déjà prêtés à
Courbet à propos d'un autre tableau, La femme au perroquet,
dans Le Charivari du 6 mai 1866, un peu avant qu'il peigne
L'Origine du monde. Ces propos étaient présentés sous la
forme d'un dialogue imaginaire dans un article intitulé "Le
procès du salon de 1866" :
"(…) Courbet : Tout
est beau dans cette figure, et les vrais connaisseurs ne savent ce
qu'ils doivent le plus admirer en elle. Moi-même, messieurs, j'en
suis à me demander si l'Antiope de Corrège a plus de suavité
et si les Vénus du Titien ont autant d'ampleur magistrale que
mon Chef-d’œuvre au perroquet.
Le Président : Vous voulez
dire votre Femme au perroquet ?Courbet : c'est absolument la même chose. (...)"
Le témoignage de Halévy apparaît donc bien fragile et
le titre L'Origine du monde, si tant est que Courbet ait donné
un titre à ce tableau, très incertain.
Le tableau caché sous un
rideau
On a vu que Maxime Du Camp avait indiqué dans son
témoignage que L'Origine du monde était caché derrière un
rideau vert dans l'appartement de Khalil.
Un autre document confirme l'existence de ce rideau,
c'est un long poème dont on trouve une copie manuscrite dans les
papiers de Castagnary :
"Ne soulève pas le
rideau
Qui cache à tes yeux cette
toile ;Le formidable objet qu'il voile
N'aurait pour toi rien de nouveau. (...)
Saluez-le tous à la ronde,
Saluez-le plus bas, plus bas,
Car - il faut en rougir, hélas ! -
C'est lui qui gouverne le monde."
Il est signé Outis mais l'auteur en est Ernest Feydeau,
le père de Georges Feydeau, bien que cette copie, à mon avis, ne
soit pas de sa main. Il a été publié dans La vie parisienne du
5 octobre 1872 avec la signature Ernest Feydeau et daté décembre
1868, sans doute par erreur, car à cette date Khalil avait quitté
Paris. Or il était indiqué que ce poème avait été écrit "à propos d'un certain tableau trop célèbre" de la galerie de Khalil-Bey.
J'ai trouvé une autre confirmation de l'existence de ce
voile et, selon ce témoignage, le poème était alors placé
au-dessous du tableau. On pouvait lire dans Gil Blas du 15
avril 1889 :
"(...)
Ernest Feydeau l'a écrit au-dessous du voile qui
couvrait le tableau, très féminin, peint par Courbet pour la
galerie de Khalil-Bey ;
Saluons-le
tous à la ronde,Saluons-le plus bas, plus bas,
Car, il faut en rougir, hélas !
C'est lui qui gouverne le monde.
Colombine "
L'article est signé Colombine mais c'était un
pseudonyme derrière lequel se cachait Henry Fouquier15,
qui avait épousé en 1876... la veuve d'Ernest Feydeau. On peut
supposer qu'il était bien informé.
L'Origine du monde est resté chez Khalil-Bey
jusqu'en janvier 1868, date à laquelle il vendit sa collection et
quitta Paris après avoir dilapidé toute sa fortune. On ignore ce
que devint alors le tableau. Il a disparu pendant plus de vingt ans
et ce n'est qu'en 1889 qu'on retrouve sa trace. Edmond de Goncourt
raconte dans son journal qu'il a vu ce "tableau peint par
Courbet pour Khalil-Bey" chez un marchand nommé La Narde. Il
disparut à nouveau jusqu'à la fin de 1912 où il devint la
propriété du marchand de tableau Bernheim-Jeune qui le vendit peu
après au baron Ferenc Hatvany. Le psychanalyste Jacques Lacan et sa
femme Sylvia l'achetèrent vers 1955. Puis le tableau entra au musée
d'Orsay après la mort de Sylvia Lacan en 1995.
_______________________________________________________
1
L'Origine du monde, Thierry
Savatier, 4ème édition, 2009 et Le roman de l'origine,
Bernard Teyssèdre, 2ème édition,
2007.
2 Le
titre exact est La Remise de chevreuil au ruisseau de
Plaisir-Fontaine (1,74 x 2,09 m).
3 On
trouve une biographie de Khalil-Bey dans le Manuscrit autographe,
n° 33 et 35, 1931. Voir aussi
Michèle Haddad, Khalil-Bey,
2000.
4 Ce
tableau est aujourd'hui disparu. Il n'en reste que deux photos, dont
une avec un perroquet que Courbet a rajouté vers la fin de sa vie, à
la demande d'un client.
6 Jules
Castagnary (1830-1888) critique d'art, homme politique, était un
ami de Courbet.
7 L’Écho
de Paris littéraire illustré,
22 mai 1892.
8 Lettre du 1er février 1863, Correspondance
Courbet,
Chu, p. 197.
9
Papiers Courbet, P 129576, BNF Estampes et photographies.
10
Papiers Courbet, P 129696, BNF Estampes et photographies.
14 La vie à Paris : 1880-85. Année 1, Jules Claretie, 1881-86.
15 Journal des Goncourt, T3, p. 1344.