On connaît deux photos de Rimbaud que l'on doit au photographe Étienne Carjat. Sur l’une d’elle, probablement la première dans le temps, il a le visage d’un enfant de quatorze ans, tandis que sur la seconde, la plus connue, il semble avoir dix-sept ou dix-huit ans. Les appellations désormais traditionnelles de « première » et « seconde » photos Carjat sont justifiées dans l’ordre chronologique par l’apparence de Rimbaud sur ces deux photos. On connaissait jusqu'à présent deux exemplaires de la Carjat1 au format « carte de visite » monté sur des cartons à l'enseigne de Carjat, ainsi qu'un positif sur verre où l'image est inversée. Par contre, on ne connaît aucun exemplaire d'origine de la Carjat2, les nombreuses versions en circulation étant des contretypes ultérieurs, c'est-à-dire des photos d'une photo originale, datant au plus tôt du début du XXème siècle.
Jacques
Desse a présenté récemment dans le numéro 57 de la revue
Histoires littéraires1
deux exemplaires de ces photos qui ont été retrouvées dans les
papiers de Paul Claudel.
La
première de ces photos est un exemplaire de la Carjat1 dont le
carton a visiblement été découpé, probablement pour entrer dans
un cadre plus petit, car son format est inhabituel et le nom de
Carjat n'apparaît pas sur le recto. Le dos du carton confirme ce
découpage. A propos de cette photo, Desse fait état
de recherches récentes (lesquelles ?) qui permettraient d'affirmer
qu'elle a été prise le même jour que la Carjat2. Il reconnait pourtant que Rimbaud apparaît "sensiblement
plus jeune" sur la première que sur la deuxième. C'est le
moins qu'on puisse dire, et c'est pourquoi il est peu probable que
les deux photos datent du même jour.
Ancienne collection Guérin |
L'autre
photo présentée est la Carjat2, en fait une petite photo d'une
photo originale où l'on distingue le nom de Carjat au bas du carton
pour la première fois. Elle est identique à un autre contretype
connu, monté celui-là sur un carton anonyme et au format "carte
de visite", que Paul Claudel avait collé dans son journal à la
date du 28 février 1912. Cette photo lui avait été donnée par
Berrichon, mari de la sœur de Rimbaud.
Dans cet
article, l'auteur tente une explication sur un certain flou et un
manque de contraste de cette photo, qui tiendraient à l'état de la
technique à l'époque. Il précise dans une note : " Carjat
travaillait avec des négatifs de grand formats. Pour pouvoir réduire
le portrait aux dimensions d'un portrait carte de visite, il
n'existait alors qu'un seul moyen : le rephotographier, sur une
petite plaque (je remercie M. Thomas Cazentre, conservateur de la
photographie du XIXè à la BNF, pour cette information capitale pour
l'étude des portraits faits par Carjat, Nadar et autres grands
portraitistes de leur siècle). Les photographies Carjat au format
carte de visite sont donc, dès l'origine, des contretypes, ce qui
explique leur aspect peu contrasté, voire évanescent, et le fait
qu'ils aient souvent fait l'objet de retouches à l'encre ou au
crayon pour rehausser des zones trop claires. (...)."
Malheureusement,
cette « information capitale » sur laquelle repose son
explication et qui lui aurait été communiquée, selon lui, par le
responsable des photos de la Bibliothèque nationale, est inexacte et
en conséquence, l'explication ne tient pas. A l'époque, on ne
faisait pas les petites photos à partir des grandes. On pouvait
réaliser directement des photos de différentes dimensions mais les
petites, au format « carte de visite », étaient les plus
répandues parce qu'elles étaient les moins coûteuses. Et pour le
très grand format, il était préférable d'agrandir de petites
photos, les agrandissements étant bien maîtrisés dès 18602.
Voici ce qu'en disait un photographe de l'époque, Van Monckhoven,
auteur d'un Traité de
photographie dont il
publia sept éditions entre 1856 et 1880 : "
Il est aisé, en photographie, de produire des négatifs extrêmement
parfaits (optiquement parlant) de petite dimension, tandis qu'il est
fort difficile, sinon impossible, de produire des épreuves de très
grandes dimensions dont tous les plans soient nets. Il est, par
exemple, impossible, avec nos objectifs, d'obtenir un buste de
grandeur naturelle.
Mais il est facile de
tourner la difficulté en produisant d'abord un petit négatif que
l'on amplifie alors à la grandeur nature. L'image ainsi obtenue est
d'une rare perfection, si l'on se sert d'instruments convenables.
Les agrandissements ont
donc pour objet la transformation de très petites images
nécessairement parfaites en images de grande dimension que l'on ne
saurait produire directement."3
Mais
c'est surtout pour des raisons économiques que les petits formats
étaient les plus courants. Un retour en arrière s'impose concernant
l'état de la technique photographique à l'époque.
En
1871, le procédé pour obtenir une photographie est encore complexe
et exige de nombreuses manipulations. Les négatifs sont d’abord
formés sur des plaques de verre, préparées préalablement. Ces
plaques sont nettoyées et polies, puis enduites de collodion. La
plaque est ensuite immergée dans une solution aqueuse de nitrate
d’argent puis, ainsi sensibilisée, elle est placée, encore
humide, dans le châssis d'un appareil photographique. La photo sera
prise avec un temps de pose de 1 à 30 secondes, qui dépend de
l'éclairage, de l'objectif et du diaphragme utilisés. Par exemple
pour les portraits, le photographe Legros indiquait que 3 à 5
secondes suffisaient dans la pièce vitrée de l'atelier d'un
photographe par temps clair et 15 à 30 secondes par temps sombre.4
La plaque doit ensuite subir
de nouveaux traitements avec un révélateur et un fixateur pour
obtenir enfin le négatif. Avec ce négatif sur verre, on peut alors
tirer des positifs sur papier albuminé.
Les épreuves ainsi obtenues
sont de toutes dimensions, le plus courant étant le format « carte
de visite » : une photo 9 x 5,5 cm, collée sur un carton
10,5 x 6,3 cm environ.
Ces photos, aussi appelées
"portraits-cartes" s'étaient répandues à partir de 1854,
lorsque le photographe Disdéri avait réussi, le premier, à les
produire à bas coût. Il avait inventé un appareil à quatre
objectifs avec lequel on pouvait obtenir quatre photos de petit
format, identiques ou différentes, sur la même plaque. En utilisant
aussi avec cet appareil un châssis coulissant de gauche à droite,
on pouvait obtenir huit portraits sur une même plaque.5
Il suffisait de prendre deux photos successives, chacune
impressionnant la moitié de la plaque. Ce procédé avait permis
d’abaisser les coûts, en réduisant les manipulations nécessaires
à une seule plaque pour obtenir plusieurs photos.6
Disdéri pouvait alors vendre une douzaine de ces portraits pour un
prix inférieur à un portrait grand format. De même, en 1862, le
célèbre photographe Pierre Petit vendait 15 francs la douzaine de
portraits-cartes et 70 francs la centaine, tandis que le portrait
traditionnel était vendu 25 à 150 francs selon le format.7
Disdéri. Docteur Ricord / BNF |
Disdéri. Homme non identifié / BNF |
Un
perfectionnement fut apporté par la société Hermagis en 1860 pour
des appareils à quatre objectifs, en utilisant une chambre noire
divisée en quatre compartiments.8
Mais en raison notamment du coût élevé de ces objectifs, on
utilisait aussi à la même époque des appareils à deux objectifs
pour obtenir quatre vues ou bien un seul objectif mais avec un
châssis coulissant horizontalement et verticalement pour avoir quatre poses différentes. Au début
des années 1870, selon Van Manckhoven, ces appareils multi-objectifs
ont été progressivement abandonnés et on utilisait principalement
des appareils à un seul objectif avec un châssis coulissant,
permettant d'obtenir plusieurs poses différentes sur une même
plaque.9
Si ces procédés ont permis
d’abaisser les coûts des portraits, ils ont aussi popularisé la
photographie, chacun pouvant posséder non seulement son exemplaire
mais également des exemplaires à distribuer à ses proches. Ce sont
ces portraits-cartes que Carjat a surtout produit tout au long de sa
carrière, aussi bien pour des inconnus que pour des personnalités.
Les photos des célébrités étaient vendues au public, à une
époque où il n'y avait pas d'autres moyens de diffuser leur image.
On voit donc que le flou, le
caractère "évanescent" de la Carjat2 n'est pas dû aux
techniques de l'époque. Sur les reproductions que tout le monde
connaît, on remarque ce flou, important par endroit, mais aussi un
éclairage provenant de la gauche du modèle qui laisse largement
dans l'ombre la partie droite du visage. Ces défauts sont tout à
fait inhabituels sur les photos de Carjat de cette époque. Il avait
alors dix ans d'expérience comme photographe professionnel et ses
photos étaient toujours nettes et les visages bien éclairés.
L'explication tient au fait que les contretypes ont sans doute été
réalisés à partir d'un original altéré et que, de plus, des
retouches ont été apportées par la suite. Sur la photo conservée par
Paul Claudel, ces défauts sont moins marqués et c'est
probablement la plus fidèle à l'originale. Mais elle est altérée
notamment par une tache sur la gauche du modèle qui rend flou le
haut de l'épaule et surtout l'oreille gauche, partiellement
estompée. Ce défaut se retrouve sur tous les contretypes
ultérieurs, sauf bien sûr, ceux où le lobe de l'oreille a été
redessiné.
Musée Rimbaud, Charleville-Mézières |
Journal de Paul Claudel / BNF |
La Banderole / BNF |
Une seule reproduction fait exception, celle figurant dans les Œuvres complètes de Arthur Rimbaud, Editions de la Banderole, 1922, où l'oreille gauche est bien visible sans que l'on puisse dire si elle a été redessinée ou non. L'exemplaire ayant servi à la reproduction avait sans doute été donné par Berrichon, qui signait la préface de cet ouvrage. C'était alors la première publication de cette photo.
___________________________________________________
1 Histoires littéraires, n° 57, janvier à mars 2014.
2
La Lumière,
année 1860.
3
Van Monckhoven, Traité de photographie, 6ème édition, 1873, p 363.
4
Legros, Le
soleil de la photographie,
ca 1865, p 27.
5
Boisjoly, La
photo-carte,
2006, p 27.
6
Ces plaques de verre ont, pour l'essentiel, disparu mais la BNF
conserve des milliers de positifs sur papier
provenant de l'atelier de Disdéri. Voir l'article
de Sylvie Aubenas.
7
Lemagny et Rouillé, Histoire
de la photographie,
1998, p 39.
8
La
Lumière,
18 février et 10 mars 1860.
9
Van Monckhoven, Traité général de photographie, 4ème édition,
1863 et 6ème édition, 1873.
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